La stratégie de la tension

Publié le par tunisie-revolution

Les jours de cette société sont comptés ; ses raisons et ses mérites ont été pesés, et trouvés légers ; ses habitants se sont divisés en deux partis, dont l’un veut qu’elle disparaisse.

Guy Debord

 

Les choses ne semblent pas encore claires pour tous. Beaucoup pensent que tout va bien ; que nous nous dirigeons tranquillement vers une ère de liberté sans précédent ; que sous peu nous nous épanouirons dans un régime démocratique. Ceux-là considèrent qu’il faut cesser de voir le mal partout et arrêter de crier au loup. Pourtant, ils prétendent également qu’il faut rester vigilant et garder les yeux ouverts. Un choix doit être fait. Celui de la vigilance et de l’inquiétude qui provoque l’action, où celui de la confiance qui amène à la torpeur et à la mort de la liberté.

 

Il n’est plus temps d’avoir confiance. La confiance ne vaut rien si elle n’est pas accompagnée d’actes, et une machine aussi puissante qu’un État a besoin de moins d’une semaine pour rendre effectives des décisions et des volontés. Cela va bientôt faire trois mois que nous sommes censément dans une période révolutionnaire et qu’est ce que la révolution a changé à ce jour sinon un changement, en apparence, des propriétaires de l’État ?

 

Nous sommes actuellement en train de nous faire balader. Que cela plaise ou non, cela est la réalité politique tunisienne actuelle. Ce qui se passe aujourd’hui et depuis quelques temps en Tunisie a un nom : la stratégie de la tension.

 

C’est le processus contre-révolutionnaire qui a été mis au point aux environs de 1965 en Europe et dans l’ensemble du continent Sud Américain afin de contrer la poussée révolutionnaire populaire qui souhaitait se débarrasser des restes des régimes fascistes de l’immédiat après guerre.

 

Il ne s’agit pas là d’affabulation paranoïaque mais d’énoncés historiques stratégiques facilement vérifiables qui sont, par ailleurs, enseignés dans la plupart des écoles militaires du monde.

 

Qu’est ce que la stratégie de la tension ? Si il fallait en expliquer le principe en quelques mots, il suffirait de décrire la société comme un ressort qui en son état naturel est détendu (donc, facilement gouvernable), mais que les agitations sociales et les revendications populaires tendent (contestant le pouvoir qui gouverne). Afin que le ressort ne craque pas, le pouvoir va se mettre à diffuser la tension artificiellement jusqu’à l’amener à un point considéré par l’ensemble de cette société comme le point de tension limite au-delà duquel elle risque la cassure définitive. Une fois ce point de tension « limite » atteint, la société sera prête à tout accepter pour se préserver. Et c’est à ce moment là que le pouvoir politique relâche la tension et gagne une nouvelle légitimité.

 

En d’autre terme : la stratégie de la tension c’est le contrôle par le pouvoir politique de la tension au sein d’une société et, ce, afin de réguler artificiellement les tensions sociales et populaires au cœur de cette société. Le tout pour ne pas perdre ni le contrôle de la société ni le pouvoir politique.

Si l’on applique ce principe à l’ensemble des évènements politiques et sociaux actuels de la Tunisie, cela apparaît plus clairement.

 

De la multiplication des partis politiques (dont l’ordre d’apparition est tout sauf innocent, qu’on se le dise), à la menace des extrémistes religieux, en passant par les débats autours de la commission inutile et les nombreux petits sujets de discordes (de la laïcité à la parité) savamment distillés de façon quasi magique tout au long de ce dernier mois, tout s’explique par la stratégie de la tension. Tout cela se diffuse dans la société par le seul endroit qui semble avoir été préservé de tout changement : la presse et la télévision.

 

La multiplication des partis politiques

 

Nous voilà arrivés à plus de cinquante partis politiques aujourd’hui en Tunisie. Rappelons que l’un des premiers, parmi les nouveaux, qui obtint son visa et qui fit grand bruit fut Ennahdha. Ensuite, parmi ceux dont on a entendu parler, il y eut El Watan de Jegham et Friia. Puis dernièrement El Moubadara de Morjane.

 

Cette multiplication sans frein n’est bien évidemment pas du fait du pouvoir en soi. Mais cela permet d’inclure une distinction supplémentaire importante dans la théorie de la stratégie de la tension : celle de l’agent involontaire, autrement nommé l’idiot utile. Le pouvoir, lorsqu’il souhaite distiller de la tension se sert habituellement de tels agents. Des individus ou groupes qui pensent agir dans leur intérêts propres ou pour une idée et qui, en dernière instance servent des intérêts dont ils n’ont aucune idée.

 

Pour revenir à la question des partis politiques, il est certain qu’un grand nombre d’individus poussés par un idéal politique, par une ambition démesurée et hors de propos, ou tout simplement par un désir longtemps frustré par la politique du parti unique ont voulu se lancer dans l’aventure de créer un parti politique. Sauf que le rôle de ce gouvernement de transition était justement de faire en sorte que la transition se passe bien et que les élections se passent au mieux. Que l’on explique, dès lors, pourquoi est-ce qu’il a autorisé tous ces partis dont la plupart se ressemble comme deux gouttes d’eau ? Le rôle et le devoir de ce gouvernement aurait été de réguler réellement les créations des partis en mettant en relation entre eux les fondateurs des petits partis qui se ressemblent.

 

Or on se retrouve aujourd’hui avec un nombre absurde de partis politiques, pour la plupart vides de tout militant, et dont personne ne sait rien. Cela crée un climat d’inquiétude et de panique au sein de la population ; climat qui est bien évidemment entretenu par les commentateurs médiatiques qui ne cessent de répéter que cette profusion ne servira qu’à disperser les voix lors des élections et que cette dispersion des voix permettra aux « extrêmes » de s’élever.

 

Voilà la tension et la peur qui monte d’un cran.

 

La menace des extrêmes religieux

 

Depuis le retour de Rached El Ghannouchi le spectre de l’Islam politique hante la Tunisie, du moins une certaine partie de la Tunisie. Des manifestations devant les maisons closes jusqu’à la prière sur l’avenue Bourguiba, en passant par la manifestation devant la synagogue et les prestations grand guignolesques répétées à la télévision de Mourou, tout est fait pour donner la sensation que les militants de l’islam politique sont partout, prêts à prendre le pouvoir.

Cela est un élément fondamental de toute stratégie de la tension : un ennemi des valeurs fondamentales de la société que l’on fait grossir de sorte que la société pense être totalement isolée et noyautée par lui. L’avantage majeur de cet élément est qu’il divise artificiellement la population en deux parties et radicalise l’opinion autours de sujets qui sont à priori consensuels. Nul besoin de rappeler l’usage qu’à fait Mitterrand, en France, du Front National dans les années 1980 afin d’asseoir son second mandat.

 

Encore une fois il convient de se demander pourquoi, alors que ce gouvernement de transition diabolise une certaine contestation politique, il laisse tranquille ces militants vindicatifs et irrespectueux de la loi. Pourquoi la police n’est jamais en train d’appréhender les militants extrémistes qui sèment le chaos, mais toujours en train d’arrêter les jeunes contestataires politiques pacifistes ? Encore une fois, il ne s’agit pas de dire que ces militants n’existent pas en tant que force politique, ni qu’ils sont payés ou envoyés par le gouvernement, non. Mais ils sont aussi des idiots utiles auxquels ce gouvernement laisse toute latitude.

 

Et les vidéos de leurs exploits circulent, et les médias continuent de les montrer.

 

Et voilà un degré supplémentaire de pression et de peur qui s’abat sur l’ensemble de la population et de la société.

 

La commission du vide

 

Il s’agit là de parler de la commission aux noms divers et changeants présidée par Ben Achour. Cette commission, on le voit de plus en plus, aurait du, si nous avions réellement vécu une révolution achevée, être, en fait, l’assemblée constituante.

 

À la place, nous avons une espèce de monstre à deux têtes impuissant qui ne ressemble à rien et qui est entièrement soumis au bon vouloir de deux vieillards qui se sont retrouvés à la tête d’un État qui essaye de se survivre en pleine tempête révolutionnaire.

 

Nous voilà donc avec une commission dont l’une des têtes doit proposer un code électoral à la seconde tête (qui ne s’y connaît pas plus que cela), et qu’à la fin, les tergiversations des deux têtes seront soumises à la décision des deux vieillards.

 

Et l’on voudrait que cela se passe bien et sans tension… alors qu’en soi-même cette commission est source de tension et d’inquiétude de la part d’une population qui n’a jamais été sensibilisée à des questions juridiques d’ordre électoral et dont la représentativité au sein même de la commission est à ce jour encore mise en question.

 

La plupart des informations qui s’y rapportent relèvent des tensions qui existent en son sein, des désaccord quant à ses membres et de texte de loi dont on ne sait toujours pas qui les votera, ni qui les écrit, ni qui les propose. Toute cette absence de compréhension quant aux mécanismes de cette commission, ainsi que la difficulté du sujet en lui-même pour des néophytes amènent la population à craindre le pire pour les élections à venir. Alors qu’elles devraient être censément envisagées positivement, elle sont considérées avec inquiétude et méfiance.

 

Les sujets de discorde factices et factieux

 

De la laïcité à la parité, nous avons droit tous les jours à l’introduction dans le débat public de sujets complètement artificiels et importés qui ne touchent en rien à notre réalité tunisienne, ni à l’urgence de la situation politique nationale. Ces débats et ces questions semblent surgir tout droit de l’esprit de communicants politiques dont le but est d’éloigner les questions réellement vitales aujourd’hui en Tunisie.

 

Nous voilà donc pris en étau dans des questions absurdes qui ne font qu’instiller, au mieux, un sentiment de distance à l’égard du politique de la part de la population tunisienne ; au pire un sentiment que la politique c’est comme le foot, à savoir, un terrain sur lequel on peut choisir un camp et se disputer de façon absurde dans un but cathartique.

 

Cela émaille la vie tunisienne de débats certes constants, mais d’une stérilité et d’un inintérêt abyssal.

 

L’usage, là encore, de la menace à l’encontre des valeurs fondamentales de la société (en tout cas des valeurs vendues comme telles), ne fait que rajouter encore plus de tensions et de peur de l’autre.

 

Les médias

 

Les médias qui n’ont changé ni de propriétaires, ni de directeurs de programmation font partie des responsables de cette situation et sont parties prenantes dans cette stratégie de la tension. Ils sont le point central d’où se diffuse l’ensemble des points évoqués ici.

 

Il convient de rappeler que la collusion entre le pouvoir et les médias est encore à ce jour aussi forte que ce qu’elle était avant le 14 janvier 2011. En ce qui concerne El Watania, il n’y a pas besoin d’expliquer ni le comment ni le pourquoi. Pour Hannibal, le coup de pression à l’encontre de Larbi Nasra dès les premiers jours de la révolution a servi à s’assurer de la loyauté de sa chaine à l’égard du nouveau régime. Et il apparaît que Tarek Ben Ammar se vante assez de son « investissement » dans la révolution pour qu’il n’y ait pas besoin de faire une grande démonstration de la collusion qui existe entre lui, sa chaine et le gouvernement de transition.

 

Il est évident de toute façon, que pour être fonctionnelle une stratégie de la tension doit pouvoir contrôler les moyens de diffusion de l’information. Sans cela les informations ne seraient pas les mêmes et la population pourrait s’apercevoir du subterfuge et de la manipulation.

 

Avis, donc, aux révolutionnaires, la révolution passe dorénavant par la libération des médias, et par la diffusion d’informations réelles. C’est d’ailleurs pourquoi Sihem Ben Sedrine n’a toujours pas eu l’autorisation de diffuser sa chaine Radio Kalima sur les ondes FM (et qu’elle est à nouveau, comme du temps de Ben Ali, victime d’une attaque sur sa réputation). Et c’est aussi pourquoi une des seules animatrices réellement révolutionnaire de la radio nationale a été embêtée par sa direction.

 

But de la stratégie de la tension

 

Le but de la stratégie de la tension actuellement mise en œuvre en Tunisie est clairement d’entretenir une peur vive au sein de la population tunisienne afin de la maintenir divisée et morcelée. Encore faudrait-il préciser quelle est la population ciblée par cette stratégie de la tension. Il ne s’agit pas de la population tunisienne dans son ensemble, non.

 

Seule une petite portion de cette population est la cible directe de cette stratégie. Il s’agit de cette strate de la population qui a été inventé à dessein pour servir le pouvoir et que l’on nomme, faussement par ailleurs, la « classe moyenne », à savoir, une catégorie de population majoritairement urbaine qui, par un travail laborieux, se maintient dans des critères de vie occidentaux et à qui les deux derniers tyrans ont concédé l’accès à un grand nombre de petits plaisirs luxueux. Ce tableau sociologique risque de déplaire à un grand nombre de mes lecteurs, mais qu’ils soient indulgents et se disent que ce n’est pas le miroir qu’il faut blâmer lorsque l’image qu’il nous renvoie nous déplait.

 

Pour finir j’appelle encore une fois à la réunion de toute les volontés révolutionnaires. Cessez de penser dans la division, cessez de tomber dans les pièges du pouvoir. Il convient plus que jamais de remettre en question les faux arguments que l’on nous assène pour nous appeler au calme ! Nous nous sommes trop avancés pour reculer, il faut avoir l’audace et la volonté d’aller jusqu’au bout de notre liberté.

 

Paris le 07 04 2011,

 

Shiran Ben Abderrazak

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A
<br /> parfois il faut reculer pour bien voir les choses ma petite<br /> <br /> <br />
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